Horror Stories

Vous allez pas me croire


— Joe, vite, mets-moi une pression tout de suite !

Jean-Eudes, essoufflé d'avoir tant couru, s'accrocha au bar de ses mains poisseuses. Le temps que le barman se retourne pour voir son client le plus fidèle, le bonhomme à la moustache fournie et peu entretenue se tint la poitrine tout en s'asseyant sur un des tabourets restés libres. Les autres clients avaient à peine cillé quand le vieux était entré en catastrophe. Ils avaient l'habitude.


— Alors mon Jean, dit le Joe en lui tendant une pression jaunâtre et peu moussue. Qu'est-ce qui t'arrive encore ?

Jean-Eudes, qui respirait presque normalement maintenant répondit après avoir bu un grande gorgée de bière.

— Tu vas pas me croire encore une fois. J'te jure tu vas pas me croire !

— Dis toujours, j'm'ennuie là, fit Joe en essuyant nonchalamment un verre.

Jean-Eudes reprit quelques gorgées, rota, puis se pencha vers le barman, les yeux plissés.


— Y a une drôle de chose qu'est venue fourrer son nez dans mes affaires ce soir !

— Une chose ?

— Ouaip mon p'tit monsieur. Un monstre !

Joe leva les yeux au ciel. C'était reparti pour un tour...

— Et il était comment ton monstre, il te voulait quoi ?

— Ha mais j'en sais rien moi hein ! Il est grand, mais pas plus qu'un homme. Gros, mais pas plus que moi. Silencieux...

— Pas comme toi.

— Et sans visage, continua Jean-Eudes, imperturbable.


L'assemblée autour s'était légèrement tue. Avide d'entendre la suite, histoire de se faire des sensations avant de rentrer chez soi.

Jean-Eudes continua sous les yeux passifs de Joe qui continuait d'essuyer la vaisselle.


— Il a même pas toqué qu'il est entré directement dans ma baraque. Sans un bruit, il était là, en plein milieu du salon. Et sans lumière, j'te dis pas la frousse que j'ai eue !

— Et t'as fait quoi ?

— Ben rien... dès que je bougeais, il bougeait. J'ai cru je devenais con et que c'était simplement mon reflet ou mon ombre, mais nan, parce que quand je me suis sauvé, il était toujours dans mon salon, immobile.

Joe ralentit la cadence de son labeur, plus intéressé qu'il ne voulait le laisser voir par le récit de son pilier de comptoir. Il n'était pas habituel, celui-ci.


Jean-Eudes reprit sans faire attention au silence qui s'était abattu dans la salle. Essouflé, et le verre vide qu'il tenait encore comme si sa vie en dépendait, son monologue défila.


— Donc, comme je disais, j'suis sorti de la maison, sans savoir où aller d'abord. J'ai donc fait le tour de mon chez-moi. Je regardais dedans, et il était toujours là, plus dans le salon, mais dans la cuisine, penché, comme s'il cherchait un truc sur le sol. Comme s'il "reniflait" mes traces ouais ! J'vous jure, les frissons qui m'ont fait dresser les poils des bras, ils sont encore là. Foutre dieu, qu'est-ce que c'était, j'en sais rien, mais est-ce que j'ai eu peur, ça oui Joe ! J'veux plus rentrer chez moi... j'sais pas ce que c'était, je veux pas le revoir. Il va encore me poursuivre. Si ça se trouve, il est là, dehors, à m'attendre, il va m'enlever, me dépecer, me bouffer et jeter mes restes à l'usine Canigou du coin...

— Allons Jean, ça va passer. S'il avait voulu te prendre il serait déjà là, tu penses pas ?

Jean-Eudes haussa les épaules.

— Mouais... sûrement.

— Allez, ça te fera 4 balles, tu veux que quelqu'un te raccompagne ?

— Nan, j'suis un homme moi.


Jean-Eudes se leva, titubant. Il paya sa bière et se dirigea vers la porte d'entrée. L'ouvrit.

— Qu'est-ce que... HAAAAAAA ! hurla-t-il. Il est lààààà !


Toute l'assemblée retint son souffle en se retournant comme un seul homme vers la porte. En effet, une silhouette sans visage se tenait dans l'encadrement, immobile, silencieuse.

Jean-Eudes fit marche arrière doucement, jusqu'à cogner une des petites tables collantes derrière lui. Les clients ne bronchaient pas tandis que la silhouette avançait tranquillement vers Jean-Eudes qui tremblait sans retenue.


Dans la lumière blafarde du bar, la silhouette ne tenait plus vraiment d'une silhouette. Son visage apparut. Et sa bouche s'ouvrit.

— Bon, maintenant t'arrête tes conneries et tu rentres à la maison espèce d'ivrogne fini !

Jean-Eudes se mit à pleurer en se débattant sous la poigne de sa femme.

— Me laissez pas avec lui, me laissez pas avec lui !

Et l'assemblée se mit à rire pendant que madame Jean-Eudes empoignait son mari fin saoul.


— Il va nous faire le même cirque tous les samedi ce bougre ! rit Joe en fermant la porte derrière le couple imparfait. Tous les samedis !