Martin au cirque
Il tourne et tourne encore. Le cou, la tête et même le dos. Etrange vision, étrange endroit. J’sais plus trop si c’est lui qui déconne ou moi qui suis bourré. J’vois des choses ici. Le chapiteau qui ondule, presque aussi léger qu’une plume… La pluie qui entre à travers la toile. L’orage qui effraie les enfants. Les lions sur la piste. Ils dansent, remuent doucement, trop doucement. Leurs yeux me fixent, depuis tout à l’heure, depuis que le Clown m’a désigné de son doigt ganté, blanc immaculé. Son sourire était rouge et ce qui sortait de sa bouche, de la boue noire. Son rire éclatant a fait hurler mon petit voisin et la musique, alors, a hurlé à son tour. Trompettes tout court ou trompettes de la mort, j’saurais pas dire… Cymbales à tout casser, accordéons essoufflés… Sinistre.
J’aime pas cet endroit. J’aime pas la gueule du Clown, il me fait penser à quelqu’un, mais je sais plus qui. J’sais pas s’il l’a senti lui aussi, s’il me connait, mais il me fixe et son corps, lui, tourne encore. Disloqué. Les lions s'arrêtent. Le silence devient lourd. Plus un bruit. Plus un mouvement. Même l’orage et la pluie cessent. Un cauchemar. Ouais, ça peut être que ça.
Je ferme les yeux. Sens l’odeur de la terre battue mouillée. De l’herbe au dehors. De la merde aussi, celle de la ménagerie je suppose… Ou la mienne. J’suis tellement pété de trouille… J’inspire. Un. Deux. Trois. Puis je rouvre les yeux.
Plus personne dans l’chapiteau. Plus personne sauf moi, le Clown blanc à la bouche noire et les lions. Silence total. Ok Martin… Secoue-toi, réveille-toi, sauve-toi, mais reste pas là. Rien à faire, j’suis cloué sur mon p’tit banc. Ne regarde pas le Clown. Ce doit être encore un de tes rêves, tu le sais Martinou. Un putain de sale rêve. J’en mène pas large. Un rêve... Un cauchemar… Ouais.
— Ho non ! Tu ne rêves pas Martin !
Monsieur Marrant hurle de rire après ça. Il prononce cette phrase avec sa boue noire sur le menton, comme si des serpents sortaient de sa gorge. J’vois pas ce qu’il y a de marrant. J’ai un truc en moi, une sensation hyper désagréable. Comme un pressentiment. Ma dernière heure ? Non… J’crois pas. Hors de question. Qu’est-ce que c’est alors ?
— Tu t’en poses des questions Martin !
Il lit dans mes pensées. Pas possible autrement. Comme pour que j’sois encore plus disjoncté, il recommence son truc de toupie. Tête toujours vers moi, son corps tourne. J’entends crac à chaque rotation totale. Doit plus avoir de vertèbres. C’est pour ça que j’crois pas être dans la réalité. D’ailleurs, je me souviens même pas d'être venu ici.
— Personne ne vient ici Martin ! C’est moi qui viens à eux, Martin !
Okay… Okay. J’peux plus bouger. J’peux plus penser. Il me reste quoi bordel de merde ?
— Ben alors ? T’es pas bien ici Martin ?
Toujours son rire noir et ses serpents gluants. Je crois apercevoir du sang sur ses dents. Les lions ne bougent toujours pas, figés dans l’temps, là sur la piste. On dirait qu’ils sont empaillés.
— Tu as tout bon petit ! Ils sont morts, Martin.
Il les a tués ? Ils sont morts pour de vrai ? Peut-on mourir dans un rêve ?
— Tu peux mourir partout Martin, en tout temps ! Mais surtout, Martin, dans les rêves.
J’veux juste qu’il arrête de tourner. J’veux plus entendre ses os craquer. Ni voir ses yeux blancs. Je regarde autour de moi. Porte de sortie, issue de secours. Rien, le chapiteau semble fermé hermétiquement. Je n’arrive toujours pas à bouger de mon petit banc. Collé ? Paralysé ? Si c’est vraiment un rêve, je n’ai qu’à me réveiller !
— C’est pas aussi simple. Tu es dans le mien, Martin.
Comment ça ? Je le regarde. Je suis en colère et… paniqué. Mon cœur semble vouloir s’arrêter. Je sens de moins en moins le tam-tam dans ma poitrine, celui qui animait et nourrissait ma peur quelques minutes avant. Ma vision devient floue. Et le Clown a l’air d’apprécier. Les lions ont disparu. Le chapiteau devient lumineux. C’est toujours mieux que l’obscurité sordide de laquelle je sors. Mais… Est-ce une bonne nouvelle au final ?
— Oh que non mon p’tit Martin !
Respire… Respire… Inutile, je sais. Mais vous savez… On se raccroche à ce qu’on peut. J’suis dans le rêve d’un psychopathe. Je n’ai aucune putain d’idée pour en sortir. J’ai jamais aimé le cirque. J’ai jamais aimé les clowns. J’serais jamais venu ici. J’aurais jamais pensé à ça avant de dormir. Qu’est-ce que je fous là putain de dieu ? Pourquoi je me réveille pas ?
— Le cirque de l’école. Année 1998, Martin.
Ho merde… Oui je m’en souviens ! Sortie scolaire, ça annonçait quelque chose de sympa avec les copains. Nous étions en CM2, cons comme des balais, pas méchants pour un sou… Enfin, j’croyais. Le spectacle était merdique. Éléphants, chevaux, trapèzes… Tout dans le mécanique, rien de marrant. Même le clown était à chier. Avec Stéphane, on lui a balancé nos bonbons. L’clown a fait semblant que ça l’faisait marrer. Du coup, nous, on était déçus. On a trouvé un super tour. Stéphane et moi. On a pissé dans notre bouteille, tranquillou sous notre veste. La prof a rien capté. Puis, comme on était au deuxième rang, sur nos petits bancs, on a balancé la bouteille avec le plus d’élan possible. Il a tout reçu dans la gueule. Il a arrêté de sourire. S’est approché de nous. Nous a regardé dans les yeux. Et nous a dit “Riez. Rigole Martin. Rigole Stéphane. J’vous aurais. Vous vous souviendrez plus de moi lorsque je vous retrouverai.” Le pire, c’est qu’il a souri tout du long. J’avais même pas capté qu’il connaissait nos prénoms. Et ça fait bien vingt ans cette histoire. C’est juste pas possible… Pas possible non… Comme pour confirmer que j’ai bien pigé la situation, la musique rententit de nouveau. La bonne vieille musique criarde des cirques de bas étage.
— Tu devrais aimer, Martin… Tu vas aimer, Martin.
Non, jamais j’aimerais cette merde ! J’en ai marre. J’veux partir et là, à cet instant, mes nerfs me chauffent. Le sang bouillonne dans ma tête, ça crépite dans mes oreilles. Je veux en finir. Sortir d’ici. Me réveiller.
— Tu crois toujours que c’est ton rêve, Martin ?
Il ferme jamais sa gueule cet enculé ! La musique me vrille les tympans, j’en peux plus.
— Alors attends, j’vais t’aider, Martin.
Il le fait. Il m’a regarde avec plus d’intensité. J’ai putain d’mal à la tête et quelque chose s’écoule de mes oreilles. Je tâte. Du sang. J’entends plus rien. Rien du tout. J’crois que j'vais pisser sur moi, mais rien ne vient. Depuis combien de temps j’suis là bordel ?
— Oh… Quelques jours déjà, Martin.
Hein ? Des… Jours ?
— Oui Martin. Et Sébastien est là depuis des années lui.
Comment ça ?! Je regarde autour de moi. Pourquoi je l’ai pas vu avant ? Il est là-haut, à se balancer sur les trapèzes, à poil. Pire qu’à poil même. Ecorché. Sanglant et souffrant. Muscles et ligaments, sang et pus… Vivant et pleurant en dansant dans les airs... Impossible.
— Bien sûr que si. Dans mes rêves, tout est possible, Martin.
C’est ce qui m’attend ? Pour un peu d’pisse ?! J’en reviens pas.
— Ne jamais sous-estimer ceux qui vous amusent, qui y passent leur vie pour que la vôtre soit plus douce, Martin.
J’ai compris. Et il me soûle à m'appeler par mon prénom à chaque fois qu’il me parle bordel. La douleur dans ma tête a cessé. Mais lui, il recommence à tourner sur lui-même. Pourquoi je l’entends me répondre, au fait ?!
— Je suis là, ici et là-bas. Dans ta tête et dehors, Martin.
Mourir. Je veux mourir. J’veux pas rester là pour l’éternité. Tout, mais pas ça. Qu’il me torture si ça lui chante, mais j’veux m’réveiller. J’veux qu’il se réveille. Qu’on en finisse une bonne fois pour toute.
— Mais… Tu es déjà mort, c’est ton purgatoire, Martin !